À l’approche du débat entre Kamala Harris et Donald Trump, les démocrates se trouvent à un moment charnière de l’histoire américaine. L’élection présidentielle de 2024 est une occasion rare pour le parti démocrate d’apaiser une nation profondément divisée. Cette opportunité inespérée est la première depuis l’unité éphémère qui avait surgi à la suite des attentats du 11 septembre.
Historiquement, les périodes de rapprochement ont souvent été menées par des figures capables de construire de larges coalitions et de guider la nation à travers les crises. La coalition du New Deal, forgée dans le creuset de la Grande dépression, en est un exemple frappant. Roosevelt, avec son ambitieux plan de reconstruction économique, avait réussi à unir les classes ouvrière et paysanne, l’intelligentsia ainsi que les minorités ethniques. Ce faisant, il créa une majorité démocrate qui a redéfini la politique américaine pendant deux décennies. Aujourd’hui, Harris se trouve à une croisée des chemins similaire. En se retirant, Biden a permis à sa vice-présidente d’émerger, non pas comme la figure clivante que certains voyaient en elle, mais comme celle capable de combler les divisions au sein de son propre parti et pouvant tendre la main aux électeurs de droite fatigués par le bruit et la fureur.
En 2020, Harris représentait un grand écart idéologique au sein du parti démocrate. Certains la critiquaient pour le manque de constance et d’authenticité dans ses positions plus progressistes, quand d’autres lui reprochaient son parcours de procureur. Cet héritage qu’elle semblait fuir, craignant de se couper d’une base chauffée à blanc par la mort de George Floyd, est devenu son principal atout.
La comparaison avec Barack Obama est inévitable. Pourtant, sa capacité à séduire au-delà des clivages rappelle un autre président démocrate : Bill Clinton. Dans les années 1990, la stratégie de triangulation de Clinton – trouver un juste milieu entre la gauche et la droite en reprenant ses éléments de langage – lui a permis de remporter deux mandats consécutifs après 12 années passées dans l’opposition. Harris reprend cette stratégie en récupérant le concept de liberté traditionnellement revendiqué par la droite, non seulement en matière économique, mais aussi en réaffirmant le droit à l’IVG.
À la différence du président Clinton dans les années 90, Harris hériterait d’une nation déjà polarisée, et les républicains ne font plus front commun. En 2023, l’affrontement entre reaganiens historiques et trumpistes est allé jusqu’à priver la chambre des représentants de son président, une première dans l’histoire des États-Unis ! Malgré ces divisions internes, les électeurs républicains restent solidement acquis à l’ancien président, se sentant méprisés par ce qu’ils perçoivent comme une Amérique cosmopolite et élitiste. Il est difficile de dire si certains des électeurs que Trump a mobilisés en 2016 pourraient se rallier derrière un autre candidat avec le même enthousiasme. Pour Harris, gouverner dans un tel contexte implique de trouver un moyen de reconnecter ces électeurs à un projet national plus inclusif.
Le recentrage du parti démocrate s’est manifesté à la convention du mois dernier, où les téléspectateurs ont assisté à un défilé d’orateurs républicains dissidents ainsi qu’à des représentants des forces de l’ordre qui étaient jusqu’à peu persona non grata. Dans ce climat de polarisation, le discours du président Obama a pris un sens particulier : «Si nous voulons convaincre ceux qui ne sont pas encore prêts à soutenir notre candidate, nous devons écouter leurs préoccupations et peut-être en tirer des leçons». Parlant de la difficulté qu’ont certains Américains à accepter la diversité croissante du pays et les changements culturels qu’elle entraîne, il ajouta : «Nos compatriotes méritent la même indulgence que celle que nous espérons de leur part».
Cet appel à l’empathie intervient au moment où les démocrates changent de ton par rapport au parti républicain. N’en parlant plus comme d’une menace existentielle pour la démocratie, la campagne Harris préfère désormais le qualificatif de «bizarre» à celui de «dangereux». Cette stratégie est cruciale car les électeurs que Harris doit conquérir ne sont pas tous nouveaux dans le giron démocrate. Beaucoup ont voté pour Obama, certains même à deux reprises. En pointant du doigt l’excentricité et la déconnexion des élus républicains, la campagne Harris s’attaque à leur crédibilité sans donner flanc aux accusations d’attiser la haine, dans une campagne déjà marquée par la violence politique.
L’histoire récente nous a montré que les sondages peuvent être trompeurs. Cependant, une nouvelle défaite de Trump pourrait donner une voix aux rares dissidents républicains qui espèrent ramener leur parti vers le constat tiré en interne après la défaite de Mitt Romney en 2012 : le parti est dans l’incapacité de remporter des majorités à l’échelle nationale étant donné ses prises de position trop radicales. En effet, si le parti a remporté la Maison Blanche à trois reprises depuis 2000, ce fut à la faveur du mode de scrutin. Les démocrates ont emporté une majorité des voix à toutes les élections présidentielles depuis 1988, à l’exception de 2004, à la suite des attentats du World Trade Center.
Les démocrates ont une opportunité historique de redessiner durablement le paysage politique. La proposition d’ouverture aux républicains faite par Harris est le premier pas d’un parti dans la direction de l’autre depuis l’élection d’Obama. En poursuivant leur recentrage, les démocrates pourraient s’offrir une majorité stable pour les vingt prochaines années, à l’image de Roosevelt. Battre Trump ne suffira pas à réconcilier le pays. Au contraire, cela entraînera presque assurément une nouvelle vague de violences. Néanmoins, l’élection de novembre est une occasion inespérée de tenter de rabibocher deux Amériques qui aujourd’hui ne s’aiment plus, même si le chemin vers la réconciliation sera long et ardu.